‘Sauver Mozart’ de Raphaël Jérusalmy, une partition solo contre la barbarie nazie

Otto J. Steiner est critique musical en Autriche. En 1939, un peu plus d’un an après l’Anschluss, il se retrouve parqué dans un sanatorium lugubre de la banlieue de Salzbourg où vont se dérouler pour lui deux combats aux mécanismes déroutants de proximité : combat physique contre la tuberculose, combat intellectuel contre l’anéantissement de l’art opéré par l’Allemagne d’Hitler. Le leitmotiv « Sauver Mozart » cristallise successivement un constat d’échec, une nécessité, un engagement puissant, celui d’un homme « ni vraiment juif ni vraiment non-juif » dont la vie entière s’est bâtie sur la musique savante et qui élève sa voix contre la confiscation de « son » compositeur par les nazis – « on a pris Mozart en otage« .

Pressés autour du poste de radio (que la direction a bloqué sur l’unique chaîne d’infos pour limiter les disputes), les malades vivent les premiers mois de la Seconde Guerre Mondiale au rythme des annonces télégraphiques. La chute de Paris, la météo à Vienne, l’aménagement du ghetto juif de Varsovie, la hausse du prix du lardon, tout est mis à l’horizontale. On retrouve cette « mise à plat » grinçante et brillante dans le journal d’Otto : les bouderies au sujet des menus de l’hôpital, les réflexions bougonnes sur tel camarade de chambre qui ronfle ou triche aux échecs, côtoient des indices plus graves indiquant la progressive agonie d’une Europe qu’Hitler et ses troupes tiennent par le cou. Le jour où Hans, un ancien collègue, le sollicite pour préparer la prochaine édition du célèbre festival de musique de Salzbourg, Otto jette en secret son expertise et ses dernières forces dans un attentat musical aussi indétectable que génial.

Loin des scènes auxquelles nous ont presque habitués les superproductions du cinéma ou de la littérature au sujet de la Seconde Guerre Mondiale, Raphaël Jerusalmy déploie dans ce premier roman une guerre plus souterraine, plus subtile, sous la plume d’un anti-héros particulièrement original. Otto Steiner n’est pas une brute téméraire ni un militant ouvertement engagé. Ce sexagénaire chiffonné, abandonné par tous à commencer par son propre fils, trouve refuge dans des lots de consolation pour tenter de déjouer la solitude, l’enfermement, la progression de l’idéologie nazie qui écrase avec la délicatesse d’un Panzer toutes les choses qui lui sont chères. Entre deux réflexions sarcastiques sur ses origines juives, Otto troque ses livres d’opéra contre un peu de saucisse au marché noir, écoute en boucle ses trois disques épargnés par les descentes des SS au sanatorium, réussit à soudoyer la femme de ménage pour qu’elle lui laisse poser de temps en temps les mains sur elle.

Le style compact et elliptique – qu’exige le journal intime clandestin – permet une plongée très singulière et touchante dans le quotidien de cet intellectuel réduit à mener l’existence d’un infirme lambda. A mesure que le roman prend forme, on évalue le contenu de chaque mot : l’horreur derrière la pudeur, et surtout l’implacable humour manifesté par Raphaël Jerusalmy, qui permet d’installer un suspense étonnant dans les choses les plus futiles. Au moyen d’une langue à la fois érudite et accessible, l’auteur construit une savoureuse histoire individuelle qui se heurte avec beaucoup de dignité à l’Histoire « du dehors » lors du coup de théâtre final. « Sauver Mozart« , protéger la finesse de son oeuvre des interprétations grossières des allemands, voilà finalement ce qui a sauvé Otto Steiner lui-même pendant ces longs mois, entre l’été 1939 et l’été 1940.

Un hymne à la résistance intelligent et malicieux. 

Raphaël Jerusalmy, Sauver Mozart, Actes Sud, mars 2012, 160 p., 16,80 €.
Pour aller (un peu) plus loin : 

Fait troublant : tous les personnages du monde de la musique côtoyés par le héros ont vraiment existé, du chargé de communication au violoniste soliste, comme le précise la note de fin. 
"Aucun des musiciens et chefs d'orchestre mentionnés dans le journal d'Otto ne prit jamais la défense de la liberté d'expression ni ne prêta la moindre assistance à ses collègues persécutés. Après la guerre, tous jouirent de l'admiration sans réserve des mélomanes du monde entier. Aujourd'hui, Salzbourg demeure l'une des capitales de la musique et de l'art. Et le Festspiele continue d'avoir lieu, chaque été." 
Et aussi l'athlétique concerto en do mineur de Mozart, fil rouge de la fin du roman.

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